There will be blood, autrement dit « ça va saigner », comme un résumé affirmatif de l'épopée humaine. Ce titre de Paul Thomas Anderson pourrait également résumer l'œuvre tout entière de Stanley Kubrick.
Si l'exercice de la violence est à l'origine de l'intelligence, les films emblématiques de ces deux cinéastes nous invitent à réfléchir aux forces qui animent les individus aussi bien que les civilisations.
Si le voyage de Kubrick entreprenait d'englober toute l'histoire et toute la géographie, des hommes singes aux astronautes et de la vallée de L'Omo jusqu'à Jupiter, la fresque d'Anderson se concentre elle sur un moment et un espace déterminés, l'instant charnière où les États-Unis ont basculé dans la folie de l'or noir.
Si la notion même de progrès est nié par Kubrick, le super-ordinateur devant également tuer pour accéder à la pensée autonome, comme avait dû le faire avant lui le premier hominidé, elle l'est également chez Anderson qui stigmatise l'avènement du pétrole-roi comme symbole d'une lutte sans merci pour le pouvoir absolu.
La révolution technique s'avère être une révolution morale. Le basculement dans la prétendue modernité produit une société dans laquelle la pulsion de mort devient institutionnelle. La divinité n'est plus un recours contre la barbarie, mais un enjeu de pouvoir et une force de manipulation des masses. Avec le moteur à explosion, et son appétit jamais rassasié, la rapacité se voit légitimée à l'échelle des nations, la loi du Temple servant de paravent à la loi du marché.
À l'époque où se termine le film, dans les années vingt, Éric von Stroheïm tournait alors son chef d'oeuvre intitulé Greed l'histoire d'un dentiste de San Francisco dévoré lui aussi par l'ambition et l'avarice. Le scénario était tiré du roman McTeague de Franck Norris, tandis que celui de There will be blood provient du roman Oil d'Upton Sinclair. Deux grands romans, fruits de deux grands écrivains naturalistes qui portaient au même moment le même regard lucide et désabusé. Constat d'échec !
Si la vieille Europe fut gouvernée pendant mille ans par le glaive et le goupillon, Anderson nous montre comment l'Amérique contemporaine est animée par les églises évangéliques et les pétroliers texans. De l'avènement de la Standard Oil Company, dirigée par John D. Rockefeller, à l'élection de George W. Bush, c'est donc à la naissance d'une superpuissance cannibale que nous assistons au travers du destin paranoïaque de Daniel Plainview, incarné par Daniel Day Lewis. La confession publique suivie du baptême absout en quelque sorte l'érection du derrick, la progression du pipeline.
L'Amérique, qui s'est rêvée en continent vierge du pêché originel durant trois siècles, révèle enfin sa filiation. Les pères pèlerins avaient emmenés avec eux le serpent primitif qu'ils associaient au catholicisme romain. Le ver était dans le fruit du Mayflower depuis le début de la colonisation, mais l'expansion territoriale aidant, on mit un point d'honneur à l'ignorer jusqu'à ce que les limites du pays-continent soient finalement atteintes. Pas étonnant dès lors que le film d'Anderson débute en Californie, en 1896, trois ans seulement après la parution de The significance of the frontier in American history par Frederick Jackson Turner. La spécificité géographique, celle d'une expansion continue, est ainsi réduite à néant. La conquête de l'ouest ne justifie plus les exactions, le génocide et le chaos. La pulsion morbide continue pourtant à s'exprimer, au travers du monopole capitaliste et de l'épuisement des ressources naturelles. C'est bien en cela que There will be blood nous apparaît comme une œuvre moderne et actuelle, tout en se déroulant exclusivement dans le passé. Il s'agit bien du portrait psychologique d'une Nation qui bascule dans l'âge adulte. C'est là que plongent les racines du 11 septembre et de la guerre en Irak.
Si L'Américain n'est finalement pas l'homme nouveau, exempt de passé, débarrassé des luttes intestines du continent honni, c'est tout simplement parce qu'il est un homme tout court, au même titre que l'australopithèque, le légionnaire romain et le pape. Comme on emporte son passé avec soi où que l'on fuie, les descendants des premiers colons se voient rattrapés au tournant du XXè siècle par leur véritable nature, enfin dépouillée des oripeaux de la nécessité. La survie dans le monde sauvage est terminée. Tandis que les oilmen forent leurs puits, le Buffalo Bill wild west show propage déjà la légende d'un passé immédiatement mythifié. On entre enfin dans l'histoire. Le comptoir colonial, assiégé par la forêt primaire, les bêtes sauvages et les indiens a tant grossi qu'il absorbe désormais la totalité de l'espace disponible, les animaux survivants étant cantonnés dans des parcs nationaux et les indiens dans des réserves. La topographie, aussi bien que la morale, s'est retournée comme un gant.
Si le monologue de Plainview, cherchant la richesse comme un talisman afin de s'isoler du monde, peut être vu comme le discours isolationniste de l'Amérique au lendemain de la première guerre mondiale, c'est également l'expression d'une psychose individuelle, similaire à celle d'Howard Hugues, vu par Martin Scorsese dans son film Aviator.
Kubrick et Scorcese étaient jusqu'à présent les grands historiographes de la violence américaine, auxquels il faudra dès lors ajouter Paul Thomas Anderson. Kubrick parlait de l'Amérique en observant le monde, tandis que les deux autres convoquent toute l'humanité par le prisme de l'histoire américaine. A chacun son bout de la lorgnette spatio-temporelle. Dans Gangs of New York, le même Daniel Day Lewis, « American native » d'une part et boucher de son état, incarnait déjà cette Amérique triomphante et psychotique lorsque, drapé littéralement dans la bannière étoilée, il exprimait sa haine et son dégoût des autres.
La nation écartelée entre l'image fondatrice qu'elle a d'elle même et la réalité du chacun pour soi apparaît également dans le thème de la bâtardise, de la descendance illégitime qui semble revenir sans cesse dans la courte, mais déjà exceptionnelle, filmographie d'Anderson. On pourrait dire en résumé que l'Amérique ne reconnaît plus ses petits. Si cet aspect est ici envisagé du point de vue du père, Plainview en venant à renier son fils adoptif qu'il perçoit comme un compétiteur, un concurrent, il était au contraire envisagé du point de vue du fils dans Magnolia. Tom Cruise campait alors un enfant abandonné qui se construit une carapace de cynisme et de manipulation pour survivre à l'abandon du père. Le pouvoir et la richesse, encore, comme les fils d'un cocon isolant et protecteur, seul rempart possible contre le monde, qu'on soit père ou bien fils.
Enfin, There will be blood se termine sur cette locution sans appel : « I'm finished ! » qui claque comme un coup de fouet dans le microcosme narratif et le macrocosme historique, sans qu'on sache jamais vraiment si Plainview en a simplement terminé avec ce qu'il devait faire, ou bien s'il est arrivé au bout du rouleau.
Le grand angle qui déforme les perspectives de l'espace clos, la profondeur de champ qui isole le protagoniste dans un décors anodin et pourtant angoissant nous rappellent constamment l'œil magistrale de Kubrick, entomologiste du réel, bien que le film d'Anderson soit dédié à la mémoire de Robert Altman. De nombreuses analogies techniques pourraient également émailler cette ébauche de parallélisme, la musique de Johnny Greenwood rappelant sans conteste le requiem de Ligeti, utilisé par Kubrick dans 2001, mais la liste exhaustive des emprunts et références sera paresseusement laissée à la sagacité du spectateur. Des deux côtés, l'histoire des personnages et de la civilisation se termine nécessairement comme elle a commencé...c'est à dire à coups de gourdin.
(Texte précédemment publié sur D-Fiction)
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