L'éclipse serait-elle un objet littéraire par excellence, non pas une métaphore un peu simpliste de l'absence et de la disparition, mais tout simplement un événement impossible à décrire dans sa totalité et donc cruciale pour l'écrivain ?
L'expression « éclipse totale de soleil » et son rythme ternaire sonne d'ailleurs comme une formule proverbiale et magique, évoquant même le « full frontal nudity » de la censure américaine et du code Hays hollywoodien. L'une dissimule et l'autre révèle de façon symétrique, mais les deux sont évidemment de même nature.
Le terme d'observation semble inapproprié, tant l'observateur participe alors d'une réalité exclusive, un peu comme si l'éclipse, dans sa rareté, ne se produisait pas sans qu'un public soit disposé à la contempler, à la vivre. On a du mal à imaginer ce qui arrive pourtant sans cesse, le plus grand spectacle de la création se déroulant en pleine mer et dans les vastes déserts inhospitaliers, sans un seul être humain pour en témoigner.
Le phénomène de l'éclipse engendre une communauté ponctuelle et chronique qui se noue et se défait au gré du rythme astronomique.
Des gens qui s'ignorent et vivent séparés les uns des autres par la distance et les préoccupations individuelles se retrouvent régulièrement et se donnent rendez-vous. La notion même de rendez-vous prends alors tout son sens. On se quitte pour se retrouver ailleurs dans dix-huit mois, dans deux ans. La destination est alors imposée par la nature. On ne choisit jamais où l'on va. La conversation interrompue par les mois d'attente reprend là où elle s'était arrêtée. Le dialogue s'émiette, joue avec les pointillés. Peu importe. On pourrait imaginer une histoire d'amour qui ne durerait que l'espace d'un instant, à l'intérieur du cône d'ombre, au fil des lunaisons, comme dans Brigadoon de Vincente Minnelli, où Cyd Charisse et Gene Kelly s'aiment dans un village qui n'existe qu'un jour par siècle.
Peu de novices dans cette autre « Communauté de l'anneau » où l'on se présente en cumulant ses précieuses minutes de totalité. Les plus âgés où les plus radicaux affichent parfois la demi-heure, ce qui ne lasse pas d'impressionner, sachant que la durée maximum théorique de l'obscurcissement ne peut dépasser sept minutes et cinquante huit secondes.
On mesure ce type d'addiction à l'aide des horloges, de manière hexadécimale, comme ces parachutistes qui comptabilisent leur durée globale de chute libre. L'éclipse est également une chute.
L'intensité de l'émotion, le déferlement chimique dont le corps est alors le théâtre, rend le reste de la vie si fade, que l'éclipse devient la vie à elle seule et l'existence ordinaire un entre-deux intolérable qu'il faut supporter dans l'unique espoir de retrouver la sensation perdue. Être véritablement vivant trente minutes dans sa vie est un objectif qui n'est pas si absurde et mérite sans doute quelques sacrifices.
-La superficie du globe terrestre couverte par le passage de l'ombre équivaut à un pour mille.
-Dix éclipses totales se produisent sur une période de dix-huit ans.
-Sept dixièmes de la surface de la terre sont occupés par des océans.
-La mécanique céleste est si précise que l'on peut prédire l'avènement d'une éclipse à la seconde près avec dix-mille ans d'avance, mais personne ne sait le temps qu'il fera et si le phénomène sera par conséquent observable. (Il faudrait certainement un nouveau Musil pour décrire avec précision les occurrences météorologiques des temps futurs.)
La probabilité de pouvoir vivre cette expérience durant une vie d'homme sans se déplacer est donc proche de zéro, « non nulle » diraient plutôt les mathématiciens.
Pourtant, de tous les mondes connus à ce jour, la Terre, l'unique endroit peuplé d'êtres vivants, est également l'unique endroit où des éclipses totales de soleil se produisent. Par une extraordinaire coïncidence, singulière dans tout le système solaire, le rapport entre la taille et la distance des astres rend le diamètre apparent de la Lune identique à celui du soleil.
La lune s'éloigne de la Terre à raison de quatre centimètres par an. C'est ce que l'on appelle l'effet de marée. Il y a trois millions d'années, alors que l'espèce humaine balbutiait encore, la Lune était plus proche de cent-vingt kilomètres et son diamètre apparent, plus grand, masquait ainsi le disque solaire, mais aussi sa couronne. La nuit survenait donc en plein jour, mais il n'y avait rien à regarder. Dans trois millions d'années, le diamètre apparent de la Lune sera plus petit et les éclipses totales auront disparu. Il est donc notable de remarquer que l'existence du phénomène, relativement brève à l'échelle des temps géologiques, coïncide également avec l'émergence d'une espèce capable de le contempler et d'en jouir.
L'ombre projetée de la lune n'est qu'un cercle minuscule d'obscurité défilant à la surface de la Terre deux fois plus vite que le son.
Par temps brumeux, on peut apercevoir cette colonne d'ombre, foncer sur soi à toute vitesse comme des nuées terrifiantes. Le jour, quant à lui, perdure à l'horizon. C'est un anti-crépuscule qui se déroule au zénith.
Un pour cent seulement de la surface du soleil suffit à éclairer la Terre comme en plein jour. C'est l'occultation de ce pour-cent restant qui fait basculer tout entier la partialité dans la transcendance totale. Le terme de totalité devient enfin signifiant. Comme il est difficile d'expliquer aux spectateurs que tout l'intérêt du film réside uniquement dans son générique de fin, alors que la majeur partie du public a déjà quitté la salle !
Juste avant la nuit, ce sont les couleurs qui disparaissent, ne laissant plus filtrer qu'un halo verdâtre et maladif recouvrant tout. La luminosité s'effondre littéralement. La nuit de l'éclipse n'a rien à voir avec la nuit quotidienne qui tombe avec lenteur et régularité. C'est une suite d'à-coups menaçants qui balaient l'horizon en charriant le froid glacial et le vent.
La réfraction des derniers pinceaux de lumière solaire dans les différentes couches de l'atmosphère engendre alors une oscillation de bandes sombres qui serpentent sur le sol. Ce sont les ombres volantes qui déferlent sur le paysage comme autant de reptiles noirs et vibrants.
On a beau savoir et comprendre, cela ne change rien à la trouille atavique, à la caverne, Lascaux et Platon, que l'on porte avec soi, sur son dos, comme la carapace du reptile que l'on a jamais cessé d'être tout à fait.
On dit que l'alignement parfait de la Lune et du soleil produit à l'intérieur du cône une force d'attraction cumulée légèrement supérieur à la moyenne et que la gravité terrestre en serait localement affectée. Cette force est difficilement mesurable, mais les organes humains baignant dans du liquide, de nombreux témoins rapportent avoir senti une sensation de flottement inhabituel.
D'aucuns soutiennent avoir entendu de la musique. Serait-ce enfin la « Musique des sphères », décrite par John Milton dans son poème Paradise Lost ?
Les disques basculent, s'enclenchent et se superposent comme des rouages de précision. La machine-monde connait alors son heure de gloire (En Anglais, l'adjectif glorious qualifie une certaine nature de lumière). Le bord du disque lunaire, dépourvu d'atmosphère, est une dentelure de pics culminant parfois à huit-mille mètres. Les derniers rayons du soleil s'engouffrent alors dans les vallées du satellite, formant ce que les astronomes appellent les « grains de Bailly », des gouttes de lumière dorée se détachant sur le fond devenu sombre comme un chapelet de cristal, jusqu'au dernier flash fulgurant d'intensité et de brièveté, la « perle de diamant ».
La chromosphère apparaît. C'est une lèvre de sang qui ourle le cercle noir et sur laquelle se détachent les protubérances, des langues de feu pouvant s'étendre sur des millions de kilomètres à travers l'espace.
Mercure, que l'on ne peut jamais observer de par sa trop grande proximité avec le soleil, brille au plus près de l'astre comme une étoile vassale.
Est-ce une orbite vide, profonde, qui troue le ciel et vous absorbe intensément ? L'expérience collective se mue alors en extase individuelle. Si le Monde a une main, il vous tient dans sa paume et vous malaxe les entrailles, déjà en apesanteur, comme une pâte meuble.
En toile de fond, les faisceaux blanchâtres de la couronne se dessinent, pétales irréguliers d'une anémone magnétique.
Seul l'œil humain est capable de saisir et d'embrasser en un seul regard la complexité visuelle de tous ces plans subtils. La photographie, le film sont incapables de tout montrer. La technique doit opérer des choix. La rétine perçoit la complexité, la profondeur de champ. Le cerveau, lui, restitue la totalité.
L'œil scrute alors son double négatif, sa matrice noire. C'est un duel digne d'un western.
Il n'y a plus de temps. Il n'y a plus d'espace. Il n'y a plus de Moi. On n'entend plus que les battements sourds de son cœur qui vous gonfle les tempes. Trois milliards d'années d'évolution déferlent en une seule seconde. On est l'amibe et le saurien, le singe qui allaite et s'épouille et puis aussi le sur-être nietzschéen dans sa gangue spatiale qui conclut l'Odyssée de Stanley Kubrick. On est tout à la fois. Rien du tout ! Rien de rien.
Ensuite, on est jeté dehors, chassé à nouveau du Paradis, comme l'Adam de Milton condamné à errer dans un univers où le sens, entraperçu puis aussi vite oublié, s'est enfui, encore et jusqu'à la prochaine fois...Les amoureux se séparent. Brigadoon retourne à l'oubli centennal, et l'écrivain à sa tâche impossible. Précieuses minutes d'éternité qu'il est vain de vouloir décrire, tant le langage, celui des Écritures, semble paradoxalement dérisoire et inapte.
On s'emploiera tout de même à échouer, par goût et par défi, puisque c'est la vocation de toute littérature et le destin, aussi, des gens qui s'y consacrent.
(texte précédemment publié sur D-Fiction)
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