Ce que vous lisez là, je n’ai pas pu l’écrire. Dans un moment d’égarement, je pourrais l’avoir retranché d’un tout plus vaste, si seulement il existait un ailleurs, ce dont je doute. L’aurais-je écrit que je m’en souviendrais. On n’oublie pas ce genre de choses, paraît-il.
De toute façon, écrire semble être une impossibilité dont l’évocation même est impossible. Il serait illusoire de croire que l’on peut tromper le néant en cherchant à le décrire. On n’évoque pas le Kraken sans en subir le courroux. Ce que vous lisez là, vous ne pouvez donc pas le lire. La Parole figée est l’attribut des seuls prophètes. Les signes typographiques seraient par conséquent des signes avant-coureurs, les prémices de la fin, le borborygme de créatures apocalyptiques. Évoquer l’inexistence c’est briser un tabou, c’est vider la langue du peu d’éloquence qui lui reste. L’écrivain serait donc le bourreau d’une syntaxe déjà moribonde, la voix atone avant la fin des programmes, la grande machine à fatiguer les virgules. Voilà enfin le privilège de passer après tout le monde, Gilgamesh, Ulysse et tous les autres. La langue n’est plus qu’un murmure désacralisé. Je peux donc me vautrer dans ses replis sans honte et sans appréhension.
Il faut déjà s’entendre avec un outil passablement émoussé, mais commenter son échec à remplir l’office, en voilà une de ces arrogances !
Se débattre est bien tout ce qui nous reste en vérité. Je dois refuser l’évidence, comme une stratégie de survie forcément démoniaque. C’est là que réside le véritable blasphème, le défi, savoir qu’il est inutile d’agir en ce sens et choisir en toute conscience de le faire quand même.
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