Il arrive parfois que la lecture procure une légère hypnose durant laquelle le texte perd sa destination. Le long serpent de signes noués oublie alors ses fonctions de véhicule pour devenir un objet formel, paysage presque pointilliste. L’encre disposée de manière irrégulière semble maintenant dessiner quelque chose. Attention, il ne s’agit pas là du calligramme où l’auteur, jouant avec l’aspect des vers, imprime volontairement au texte une dimension graphique. Je veux parler ici de l’embrouillamini noir, des coïncidences dues à la mise en page, des jeux de lignes et des trop-pleins. Vous voyez à présent des figures apparaître et au cœur de cet univers positif fait de droites et de courbes, un autre portrait, négatif celui-là, composé de béances et de galeries rongées par les termites de Guttenberg.
Ce message est encore plus mystérieux que le premier. Il nécessite un ajustement de l’oeil pour révéler toute sa puissance. N’observez plus les continents, mais considérez la mer. La carte prend alors une toute autre dimension.
C’est la marque du chaos, la signature de l’entropie qui, même au cœur d’un processus élaboré, ne peut s’empêcher de rappeler son caractère inévitable. Le texte n’est plus maître chez lui et sert alors de support au blanc déchiqueté de la feuille.
La lettre est une représentation conventionnelle. C’est le B-A-ba de l’alphabet. Les fractures livides qui circulent entre les lettres proviennent, quant à elles, de l’inconscient, du hasard, des rêves inachevés du père de l’imprimerie. Chercher à interpréter ce genre de signe mène généralement à la folie, car si Dieu a choisi de s’incarner dans le Verbe, qui peut bien alors se cacher dans le fond infini qui le ceinture ? Suivre ces voies lactées comme des itinéraires est un danger encore plus grand. On n’y laisse pas que sa raison, mais généralement sa vie. Sous la plume d’Edgar Poe, Arthur Gordon Pym y abandonne ses dernières forces dans le grand Sud. Paul Auster reprendra d’ailleurs cette idée, en transformant les déambulations de Stillman en prophétie pédestre.
Il est étrange de regarder entre les signes. On y voit de ces choses qu’il nous faut oublier. À trop contempler le blanc, on songe à la baleine, on devient enragé. Le texte s’use si l’on s’en sert ! Comme des enfants qui jouent à répéter un mot jusqu’à le vider momentanément de son sens, on pourrait bien, à trop scruter, perdre l’usage de la vue.
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