L’uniformité culturelle est l’arme ultime du marketing de masse. Un public, un groupe de grande distribution, un produit (ein Volk, ein Reich, ein Führer) et la rentabilité s’envole. C’est une combinaison très difficile à mettre en place, mais lorsque le hasard s’en mêle, le succès est invariablement au rendez-vous.
Prenez donc le métro, le bus de ramassage scolaire, le train corail, l’Eurostar, ou le ferry, (veuillez rayer les mentions inutiles) et vous constaterez la présence toujours aussi abondante du Da Vinci Code sous formes diverses (grand format, Poche, DVD, audiolivre). Entendons-nous bien, je n’ai aucun grief à formuler envers la littérature dite populaire. Les gens ont bien le droit de se distraire, particulièrement durant les grandes vacances, puisqu’ils lisent tous Nietzsche et Kierkegaard le restant de l’année. Bien évidemment, l’été a depuis quelques temps une tendance très nette à déborder sur le support. On retrouve le Lavandou en plein milieu du mois de janvier et le Cap d’Agde à la station Châtelet. Partout, on jase à propos de Marie-Madeleine et de la Joconde. Faut-il donc l’avoir lu pour aborder sereinement la machine à café ? Les têtes baissées grignotent les pages, les sacs à main débordent. Cette vision toujours renouvelée me terrorise et me fascine tout à la fois. Bien évidemment, le succès planétaire ne peut laisser totalement insensible, mais c’est tout autre chose qui en réalité suscite ma jalousie. J’y reviendrai en guise de conclusion.
Même en terme de divertissement pur et simple, Dan Brown reste un écrivain médiocre. Ses intrigues sentent le réchauffé et l’atelier d’écriture. Les rebondissements sont ceux qu’on trouve dans les manuels de creative writing américains. Le récit est bourré d’approximations et d’erreurs. On sort du cadre de l’invraisemblance pour entrer de plein pied dans celui de l’incohérence. Ne reste après tout que la thèse du complot, chère aux aficionados d’X files, et le terreau ésotérique en vogue.
L’adjectif « ésotérique » est une trouvaille du philosophe Lucien de Samosate qui vécut au deuxième siècle de notre ère. Il fut également l’auteur du premier voyage dans la lune, considéré aujourd’hui comme l'ouvrage fondateur de la science-fiction. Dans ce texte, le narrateur raconte ses pérégrinations sélénites et sa découverte d’un engin permettant de transmettre le son et l’image, très similaire à la télévision. Vous pensez que je digresse ?
Le dernier roman de Dan Brown, traduit en bon français sous le titre Deception point, nous révèle cette fois-ci qu’Apollo XI n’a jamais été sur la lune et que la retransmission télévisée de l’expédition ne fut qu’une vaste imposture. Dan serait-il par conséquent la réincarnation de Lucien ? Ce mystère sera-t-il résolu dans son prochain roman ? La télévision, la lune et l’ésotérisme sont-ils les trois piliers d’un complot plus vaste restant à déchiffrer ? Je vous invite à y réfléchir avec moi (mais pas trop quand même !)
Quoi qu’il sen soit, les touristes toujours plus abondant, se ruent au Louvre, le petit livre rouge à la main. Ils cherchent frénétiquement, les traces, les indices, les preuves. Le roman n’en est plus un, mais un manifeste, un évangile. On est convaincu de savoir et de partager le secret avec ses coreligionnaires (vingt millions, ça fait tout de même trop pour une bonne franc-maçonnerie, non ?). On veut tellement y croire qu’il n’est point de déception possible.
D’où vient alors ce pouvoir, manifestement incontrôlé, qui permet à la fiction d’envahir ainsi la réalité ? Les historiens s’arrachent les cheveux et les romanciers, la bave aux lèvres, se grattent l’occiput. C’est là le mystère véritable, mes frères, le seul, l’unique, la moderne eucharistie. Allez en paix maintenant, lisez et croyez !
Je crois que Skam et vous-même mettez le doigt sur quelque chose d'essentiel pour expliquer l'attirance de mains lecteurs pour les romans de Dan Brown et consort : le fait que les théories fumeuses, fumistes et bourrées d'approximations qu'ils véhiculent se retrouvent à la fois dans les pages (mal écrites) des magasines populaires paris-matchiens (censé faire du journalisme) et celles (tout aussi mal écrites) de ces livres tout public... Il n'y a qu'à penser à cette fameuse Effroyable imposture lancée par Meysan, relayée par à peu près tous les médias, et à cette farouche volonté du public à y croire : aucun avion ne s'est écrasé sur le Pentagone le 11 septembre 2001... L'invraisemblable, l'incohérent, l'approximatif ont bonne presse...
Quand au côté évangélisateur de ces bouquins, Vargas Llosa dit dans La vérité par le mensonge "La fiction est un art de société où la foi est sujette à quelque crise, où il est nécessaire de croire en quelque chose, où la vision unitaire, confiante et absolue a été a été remplacée par une vision fragmentaire et une incertitude croissante sur le monde où l’on vit et l’au-delà. Outre leur amoralité, les romans abritent en leur sein un certain scepticisme. Quand la culture religieuse entre en crise, la vie semble échapper aux schémas, dogmes et préceptes qui la maîtrisaient et retourne au chaos : c'est le moment privilégié pour la fiction. Son ordre artificiel procure refuge et sécurité où évoluent librement ses appétits et ces craintes que la vie réelle suscite et ne parvient pas à rassasier, ni a conjurer."
Il y a fort à parier que la combinaison d’un goût immodéré pour l’événementiel, d’une crédulité à toute épreuve et d’une absence quasi-totale de distance critique puisse être à l’origine de tels succès.
Rédigé par : Tétanos | 17 août 2006 à 11:37
L’uniformité culturelle, ce "Tchernobyl américain". Cela tient tout autant à une question de rentabilité de la part des industries éditoriales (produire/promouvoir/vendre un seul produit est toujours moins coûteux que d’en lancer plusieurs) qu’au comportement même du lectorat. C'est la base de la psycho, cette tendance à ressembler à l'Autre. Dans mon entourage, tout le monde lit Harry Potter/Dan Brown parce que tout le monde lit Harry Potter et Dan Brown (mais aussi parce que ça se lit aussi facilement que Paris Match ou le journal de Mickey). Tout bon djeun de nos jours doit avoir fourré son nez là-dedans. Le marketing se sert de ça, mais il n’en est pas à l’origine.
Quant aux sujets mêmes des "romans" de Brown, il est très loin de les avoir inventés. Le doute concernant Apollo XI a déjà fait des émules (il y a deux trois ans, un faux documentaire montrait que Kubrick avait filmé les premiers pas de l’Homme sur la Lune dans les studios où il tournait ‘2001’, et ce, à la demande de je ne sais plus quelle agence gouvernementale américaine plus ou moins confidentielle). Quant aux rapports ambigus entre le Christ et Marie-Madelaine, ils ont déjà fourni une littérature abondante durant ces deux millénaires.
Quant à moi, je n’ai pas eu besoin du Vinci Code pour aller faire un tour au Louvre…
Rédigé par : skam | 15 août 2006 à 19:42