Dans Players, paru en 1977, Don DeLillo imaginait déjà un attentat à la bombe dans l’une des tours du World Trade Center. L’érection des monolithes jumeaux était alors perçue comme un défi biblique, une manière de tenter la divinité absente. La construction monumentale semblait réclamer sa destruction symétrique, le spectacle étant toujours à la recherche d’une nouvelle catastrophe.
Intrigué par la figure du tueur isolé dans la foule (Lee Harvey Oswald dans Libra) ainsi que par le décryptage de signes sous-jacent au bruit de fond chaotique (White noise), DeLillo est apparu au cours des dernières décennies comme le prophète de l’effondrement contemporain. Cette fascination pour l’implosion du signifiant et l’explosion littérale de la matière culmina avec la parution de son chef d’œuvre Underworld en 1998. Ses livres ont par ailleurs inspiré l’œuvre du vidéaste Johan Grimonprez qui, dans Dial H.I.S.T.O.R.Y sorti en 1998, relate à partir de collages d’archive l’histoire des détournements d’avion.
Autant dire que les lecteurs, stupéfaits par la coïncidence de la fiction et de la réalité, attendaient beaucoup de l’auteur américain depuis le 11 septembre. Hors, à l’image de Cassandre, qui prédit sans être cru, DeLillo, sans doute dépassé par la puissance des événements n’avait livré jusque-là que deux romans décevants. Le premier, The Body artist, s’intéressait aux performances extrêmes de l’art contemporain et laissait un profond goût d’inachevé, tandis que le second, Cosmopolis, suivait les pérégrinations un peu vaines d’un millionnaire dans les embouteillages de Manhattan.
Falling Man, qui vient de paraître chez Scribner et qui sera bientôt traduit par les éditions Actes Sud, est d’une tout autre trempe. Consacré aux évènements de septembre 2001, le récit d’une puissance étonnante fait quasiment l’impasse sur les faits multirediffusés et le pathos collectif pour s’intéresser aux survivants dans les jours qui suivent le collapsus. Le livre commence tout simplement là où les autres œuvres de fiction déjà consacrées au sujet se terminent : « It was not a street anymore but a world, a time and space of falling ash and near night ». En déplaçant le point nodal de l’histoire, DeLillo nous livre un roman d’une grande profondeur sur l’Amérique, la mémoire et l’identité changeante face à la survenue subite de l’accident (« ce qui arrive » en latin et chez Paul Virilio). Le « Falling man » du titre est tout à la fois l’homme qui se jette du haut de la tour pour échapper aux flammes, la chute de l’humanité depuis les collines du paradis terrestre, la transformation du protagoniste qui finit par s’anesthésier dans les vapeurs répétitives du jeu à Las Vegas, la douzième carte du tarot de Marseille, mais aussi un artiste qui, dans les « jours d’après », simule du haut des gratte-ciel, à l’intention des passants, la posture désarticulé d’un corps entraîné par la gravité.
« He listened to the music and thought of what the radiologist had said, that once it’s over, in her Russian accent, you forget instantly the whole experience so how bad can it be, she said and he thought this sounded like a description of dying ».
Falling man. Don DeLillo. New York : Scribner, 2007, p19
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