En 1858 s’est produit un évènement dont les répercussions industrielles et culturelles arrivent aujourd’hui à maturité. L’invention du fil à couper le beurre me direz-vous, ou bien la tourniquette à faire la vinaigrette ? Vous donnez votre langue au chat ?
Suite à des intempéries diverses et notamment à la sécheresse, la production mondiale de coton s’écroula en 1858. Quelques années plus tard, la guerre de sécession américaine et le blocus maritime des États du sud ne fit qu’accentuer la crise. Je vous sens un petit peu déçu. Vous vous attendiez sans doute à un truc énorme ? Je reprends. Jusqu’alors, le papier, invention chinoise, était fabriqué exclusivement à partir de vieux chiffons. Vous voyez où je veux en venir maintenant ? Au beau milieu du XIXe siècle, il fallut donc, dans l’urgence, trouver un remplaçant au coton pour que la civilisation du papier puisse continuer de se développer. On inventa par conséquent des procédés mécaniques et chimiques permettant d’utiliser la cellulose du bois dans la production de pâte à papier. La fabrication n’étant plus désormais limitée par la pénurie de matière première, le secteur papetier devint rapidement une industrie florissante.
Le hic, c’est que le bois donne une pâte très brune, contenant de la lignine qui doit être éliminée. Il fallut donc recourir à l’utilisation d’additifs chimiques très acides, tels que l’alun et l’anhydride sulfureux. Le papier devint blanc et bon marché, mais sa durée de vie en fut considérablement réduite. Après quelques décennies seulement, parfois même quelques années, les pages jaunissent invariablement et deviennent cassantes. Regardez donc sur vos propres rayonnages. Cet exemplaire de Oui-Oui et la voiture rouge que vous chérissiez tant est déjà entrain de tomber en miettes, Fantomette est devenue orange et le Club des cinq ne va pas mieux. Tous les bibliophiles le savent, les livres imprimés après 1900 ne valent pas chers, ceux produits après la seconde guerre mondiale n’ont aucune valeur. La massification de la lecture et l’arrivée sur le marché du livre de poche ont contraint l’industrie à faire des choix économiques. Le livre est devenu un objet de consommation courante, abordable, dont l’existence est ultra-brève.
Que va-t-il rester des livres écrits et imprimés ces cent dernières années ? Sans doute rien ! Toutes les bibliothèques du monde sont confrontées au problème. On a beau mettre en place des systèmes de désacidification, la tâche serait tout simplement titanesque. Quid des livres publiés aujourd’hui ? Tomberont-ils eux aussi en copeaux orangés dans les années qui viennent ? C’est probable !
Il existe pourtant une solution d’avenir. Il s’agit du « papier permanent ». C’est une technique de production en milieu neutre qui garantirait au papier une longévité sans égale. L’utilisation de ce procédé est même recommandée par une norme internationale. Pour les pros de l’AFNOR, il s’agit de l’ISO 9706. Alors, nous voilà sauvés, pensez-vous. Pas tout à fait. La norme fut rédigée un peu tard et dans l’intervalle, la numérisation était arrivée sur le cheval blanc de Sir Google. Elle fait à présent office de panacée. Pourtant, il y a peu de chance qu’un CD-ROM ou un disque dur puisse tenir le coup pendant deux cents ans, mais à quoi bon polémiquer ?
Alors, notre époque va-t-elle rester comme un grand trou noir historique, celle qui n’a rien laissé, ni poésie, ni prose, que des galettes plastiques qu’on ne saura plus faire fonctionner en dehors des musées ? Oui, et c’est peut-être mieux ainsi, ajouteront les cyniques. En tout cas, les rêves de postérité en auront pour leurs frais. À la trappe mézigue ! Pas la peine cette fois-ci de mettre le feu à la grande bibliothèque d’Alexandrie. Elle se consume déjà toute seule, d’une combustion sans flamme ni fumée. Fondu au noir dans la poussière colorée.
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